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Extraits de " Portraits de guerre "
Le pays de Retz à l'heure allemande
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Automne 44. Frossay. Village des Pins. Ferme Guisseau. Francis et Philomène, les parents ; un fils unique : Robert, 12 ans. Une demi-douzaine de vaches sur 6 hectares. Pas d'Allemands sous les toits de la ferme ; mais ils occupaient celle de Joseph Normand, le voisin, et aussi le moulin, un peu plus haut sur la butte, dominant les pentes qui descendaient vers la Loire et la Prée de Tenue. Une cinquantaine d'hommes sous les ordres du lieutenant Reiner. Une mitrailleuse en batterie au coin du jardin, et un canon de 20 mm au pied du grand chêne servant d'observatoire. De temps en temps, le canon de 88 planté devant le moulin tirait en direction de Buzay. Répliquaient alors les 75 français du côté de Cordemais.
Quand ça tapait trop fort ou trop près, on descendait dans l'abri, au fond du jardin de M. Haas. On l'avait construit au plus fort des bombardements sur Saint-Nazaire. Francis Guisseau, le sabotier Clovis éveillard, le menuisier Louis Rondineau, le père Bernier, tous les voisins avaient retroussé les manches, et même M. Haas, le directeur des Chantiers de la Loire, à Saint-Nazaire. C'était un homme que les Allemands respectaient, peut-être parce qu'il parlait leur langue - s'ils avaient su que c'était lui qui avait rédigé en allemand le texte de la pancarte menaçant de représailles les prisonniers allemands si on s'en prenait aux otages de Frossay après la mort du soldat Shwartz ! Il avait fait venir en douce, en les détournant des chantiers Todt, plusieurs camions de poutrelles et de madriers pour recouvrir la fosse. Après chaque grande pluie, Robert et son copain Claude allaient la vider. accueil site
Robert traînait souvent ses galoches du côté des soldats. Crainte et fascination ; espoir de grappiller un renseignement, un carré de chocolat ou une engueulade. Les jours de combat, l'attrait du moulin grandissait encore, et le gamin montait là-haut pour renifler l'ambiance ou l'odeur de la poudre. Tombant un jour sur une balle d'osier remplie de fruits jaunes et allongés, il en garnit ses poches et redescendit au village avec sa prise de guerre ; on lui expliqua qu'il s'agissait de citrons et que ça prévenait le scorbut. Un autre jour, avec son copain Claude, le fils de Lili Rondineau, le menuisier, ils décidèrent de passer eux aussi à l'attaque. Du fenestron de l'écurie, les voilà tirant à la fronde sur la vigie, dans le grand chêne. Le soldat s'empare de son fusil, fouille des yeux les abords, puis, comprenant qu'il s'agit des gamins du village, repose l'arme en haussant les épaules.
... En ce jour de janvier 45, les Allemands étaient en opération sur la Pré de Tenue. Jean-Marie Foucher, le charpentier, arriva de la Gripperie pour une visite à son beau-frère Lili Rondineau. Personne ! Il tomba alors sur le jeune Robert Guisseau qui l'entraîna vers les loges et les caves où on aurait pu trouver le menuisier... Aucun garde près du canon ; nul guetteur en haut du chêne ; personne dans le hangar où étaient entreposés obus et munitions. Le bonhomme envoya le gamin effectuer une dernière ronde. Pas l'ombre d'un soldat. " On y va " ! décida alors l'ancien poilu de la grande guerre. Et aussitôt, les deux résistants de circonstance d'empoigner les caisses d'obus et de grenades à manches et de les précipiter au fond du puits. accueil site
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Le père Mariot put donc poursuivre impunément ses transferts de passagers clandestins sous ses charrettes de choux. Quant à la famille Brosseau, elle se trouva coupée en deux : les parents, deux fils et la grand-mère aux Biais ; Clotilde, Joseph et Monique en exil hors de la poche. S'ouvrait pour tous une longue période d'angoisse... Une réquisition étant annoncée à Sainte-Pazanne pour écouler les bêtes de l'exode, les enfants Brosseau retournèrent à Chauvé récupérer leurs bêtes : on parvint à vendre une vache, et les hommes du 8è. Cuir achetèrent les poules et le cochon. Les vaches restantes furent attachées dehors, contre un mur. Malgré les charrières détrempées et le risque encouru, on résolut d'aller couper les derniers choux de la " Ferdouillarde " pour les nourrir : on lia les boeufs et on partit à la corvée sous les balles.
Que faire désormais ? Retour aux Biais impossible ! Aucune nouvelle de la famille. La " Ferdouillarde " prépara un paquet avec un pain et un morceau de lard. On se mit en route vers midi, tous les vêtements sur le dos et sabots claquant sur les routes gelées. Commença une équipée d'une trentaine de kilomètres faisant étape au premier soir à la Ville-Maurice où Eugène Loquais hébergea les voyageurs. Maigre traite des vaches attachées aux roues d'une charrette. Au matin, on les retrouva blanches de neige et il fallut attendre midi pour leur remettre la chaîne sur le cou et reprendre la route. Clotilde filait devant avec son vélo pour vérifier les pancartes ou fermer les barrières où s'engouffraient les bêtes. Au soir du deuxième jour, la courte nuit de décembre les avait déjà avalés lorsqu'ils parvinrent chez Jean Patron aux Poitrivières. accueil site
Le lendemain, il fallut répartir bêtes et gens. Clotilde et Monique furent accueillies au bourg chez un marchand de vêtements ; plus commode pour envoyer Monique à l'école, mais cela ne faisait pas l'affaire de nos deux jeunes paysannes ! Curé et maire cherchèrent un autre toit ; ce fut celui de la famille d'Eugène Favreau, à la Riquelandière. Neuf vaches à traire, la vigne à tailler... Mais surtout le bonheur de faire sauter sur ses genoux les trois enfants de la maison, et le début d'un attachement définitif pour cette famille d'adoption avec qui on égrenait le chapelet du soir. Quant au jeune frère Joseph, il fut envoyé avec une de ses vaches chez le père éveillard à la Guilbretière. Long hiver d'isolement pour le jeune commis poussant les brouettes de fumier, taillant la vigne et attendant le dimanche pour retrouver ses soeurs à Saint-Philbert et reconstituer une famille, le temps d'une messe. Souvenir des longues heures dans les vignes : froid et solitude, inquiétude lancinante pour les siens lorsqu'on entendait gronder le canon ou crépiter les mitrailleuses du côté de Saint-Père-en-Retz... C'est par Philippeau, devenu FFI et cantonnant au Moulin Henriet, que les trois enfants firent passer un message qui parvint aux parents : " Partis avec les 6 vaches vers Saint-Philbert-de-Grandlieu. Tout va bien. "
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Pour son malheur pendant ces cinq années de guerre, le petit bourg de La Sicaudais, se trouva à un point stratégique. à mi chemin entre Nantes et la mer, et sur une des routes permettant de rejoindre Saint-Nazaire par le bac de Mindin ; adossé à l'est à la forêt de Princé et aux grands marais de Vue ; donnant à l'ouest sur un bocage semi-ouvert parcouru d'une multitude de chemins et de routes, truffé de taillis, de ruisseaux et de marécages. Ajouter la présence d'une colline de cote 43, dominée par une église à clocher, par deux villages perchés - la Roulais et la Claverie - et par un grand moulin rebaptisé cote 40 par les soldats ; autant de postes d'observation dominant les campagnes et permettant de surveiller jusqu'au trafic des bateaux sur la Loire. Et là où on installe un guetteur, on installe aussi un nid de mitrailleuse ou une batterie de canons. Ajouter la voie ferrée en provenance de Nantes, permettant un flux alterné d'hommes, d'armes, de matériaux et de marchandises en provenance de la France entière. accueil site
Sans doute faut-il voir dans ce hasard géographique, une des explications de l'interminable tension qui y régna jusqu'au dernier jour. Dernier bourg français évacué, c'est ici en effet que s'éteignirent les derniers feux de la dernière guerre européenne. Ici aussi que se réglèrent, au fond du ravin du Pas Morin, les derniers détails de la reddition de la dernière poche allemande. Et sans doute, n'y avait-il pas meilleur emplacement symbolique que cette butte de la Malpointe où étaient tombés quatre courageux FFI, pour inaugurer à l'été 46 le " Monument de la poche sud de Saint-Nazaire " !
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La semaine précédant l'attaque allemande, flairant la menace, on avait organisé la collecte du vin du no man's land. René Boucard, le marchand de vin, avait envoyé ses deux camions dans les fermes pour ramasser les dernières barriques du précieux breuvage, assisté par les négociants Chéneau, de Bouguenais, et Bardy, de Vue, qui avaient rempli plusieurs citernes. La veille même de l'attaque, Auguste Gautier avait achevé le transfert du blé stocké au silo du Pas-Bochet ; d'abord dans des wagons tirés par des boeufs, jusqu'à La Feuillardais, puis en train, vers les minoteries de Machecoul et de Nantes. Depuis le 2 décembre, 8 000 quintaux qui n'iraient pas nourrir l'ennemi. C'est ce jour-là qu'était tombé le premier FFI sur la commune. Le transfert du blé venait de commencer... Jarno et son groupe du 1er. GMR furent pris sous le feu d'une mitrailleuse allemande embossée derrière le ballast de la voie ferrée, à la hauteur du Bois Hamon. Tirs croisés pendant une heure ; impossible de neutraliser la mitrailleuse ni de battre en retraite... Les dix hommes s'en sortirent en rampant entre les sillons de choux verts dont les feuilles cisaillées leur tombaient sur la tête. Un deuxième groupe venu en renfort tenta alors de prendre l'ennemi à revers mais au débouché d'un petit bois se trouva pris instantanément sous un feu nourri : Robert Bourreau fut abattu d'une rafale dans la poitrine. Le 6 décembre, un autre engagement au Bois des Vallées fit deux morts Allemands et des blessés dans les deux camps. accueil site
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On réalisait tout à coup que les Allemands ne pouvaient ignorer que depuis des semaines, ces village avait servi de poste avancé des FFI. Quelles représailles allait-on subir ? Pour l'heure, les combats faisaient rage du côté du Poirier et de la Feuillardais. On s'inquiétait pour ces jeunes maquisards que l'on avait appris à connaître depuis quelques semaines, par exemple ces deux gars de la Vienne, Michel et Gilbert, qu'on avait invités à partager le repas. On avait blêmi en les écoutant raconter Oradour, découvrant que la libération du pays pouvait déchaîner la pire barbarie chez un ennemi pris à la gorge par la résistance locale. Les deux hommes avaient exhibé leurs grenades à la ceinture : " De toute façon, ils ne nous prendront pas vivants " ! ... " Eux non, mais nous qui les avons accueillis chaque jour ! " pensèrent les villageois.
Toute la matinée, le combat sembla indécis ; mitrailleuses et armes automatiques répondant aux mortiers. L'artillerie allemande avait donné dès le matin, là-bas, vers la mer et vers Arthon ; mais voilà que les obus étaient maintenant pour eux. Du 77, du 88, du 105... Tirs venus de loin, imprécis et parfois trop courts, puisque des obus tombèrent sur les positions d'où les Allemands lançaient leurs compagnies, tuant ou blessant leurs propres hommes. Les éclats labourèrent murs et toitures des écuries, et même la cuisse de la jument. Le poste de radio-commande posé sur la table de la cuisine, ordonna de rectifier la hausse.
Vers le milieu de l'après-midi, ce fut l'accalmie. Dans l'aire, au pied du pailler, s'accumulaient les cadavres allemands posés à même le sol, gardés par un planton. La table de la cuisine fut débarrassée de son poste et de ses cartes pour se transformer en table d'opération de campagne par les infirmiers allemands. Il fallut fournir draps et gnole. Les Allemands revenaient des lignes, plutôt dépités ; certains pleuraient à la vue des camarades morts ou blessés. Le père Brosseau demanda à l'un d'eux : " Vous, Cheméré ? "... Ce qui n'était pas impossible... Et même, un brin ironique... " Nantes ? " La réponse, accompagnée d'un geste de la main, ne fut pas flamboyante : " Nicht gut ! Nous, au bout du chemin " ! accueil site
Comptant sur la torpeur qui s'abat au petit matin sur des troupes de campagne saisies de fatigue et de froid, l'effet de surprise avait permis d'enfoncer plusieurs points du dispositif français. Mais ici, entre la Petite Sicaudais et la Vignerie, des Feldwebels trop confiants avaient lancé leurs compagnies à plein chemin et sans protection, au devant de mitrailleuses qui avaient fait des ravages. Puis, les Français momentanément débordés, avaient dû évacuer le village de la Roulais dominant le bourg de La Sicaudais, emportant leurs équipements et leurs munitions pour se replier au-delà de la route reliant La Sicaudais à la Feuillardais. S'appuyant sur le village du Prépaud et se maintenant au carrefour stratégique de la Feuillardais, ils s'étaient repris et étaient parvenus à contenir l'attaque.
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Viendraient pourtant les derniers jours où se tairaient définitivement les canons. On assisterait alors à des scènes qui ont laissé leur empreinte, touchantes, cocasses, amères ou grinçantes. Comme aux Biais, celle du Feldwebel venant au matin de la reddition donner son fusil de chasse au père Brosseau... Suivi dans l'heure par le Hauptmann venu le reprendre avec l'excuse suivante : " Je l'ai déjà promis à monsieur D, mon ami de Saint-Viaud " ! Gaby Lormeau troquant un accordéon allemand contre une bouteille d'eau de vie. Les tentatives des futurs prisonniers d'échanger des bijoux contre la promesse de colis ou l'envoi de nouvelles rassurantes à leur famille. Puis, l'arrivée des premiers FFI et l'ironie des officiers allemands devant certains éléments de cette troupe, braillards, déjà chauds et peu disciplinés :
- Y a-t-y du rouge ? s'enquirent les premiers arrivés.
- Voilà la clé de la cave ! répondit un Allemand avec mépris.
étonnement des FFI constatant que les barriques n'étaient pas vides, et désarroi des fermiers devant leur assèchement programmé. Outre les boissons fortes, beaucoup d'autres biens s'évanouiraient, pillés dans les villages abandonnés depuis plusieurs mois - et pire encore dans les villas de la côte : meubles, linge, vaisselle, bibelots, sanitaires, tuyaux de plomb ou câbles électriques chargés dans les camions de certains libérateurs indélicats et frustrés sans doute d'un si long siège s'achevant sans combats. accueil site
Après avoir mis en tas, armes, matériels et ceinturons, environ quatre cents prisonniers allemands furent rassemblés dans un champ des Biais. Pour les civils, pas touche aux armes, mais ils s'efforçaient de grappiller ceinturons, jumelles, étuis, couteaux, radios, et même bas de soie. Claude Brosseau récupéra un étau et un vélo allemand, avec frein sur le moyeu. Quant aux militaires, certains s'accaparèrent les décorations de l'ennemi, ses bagues, les montres et les appareils photo. Des photos ou carnets personnels furent déchirés. Des hommes furent extraits des rangs et envoyés à Saint-Brévin... Pour quel châtiment ?
Le premier soir, on vint assister au spectacle inespéré de cette foule de soldats allemands désarmés, en shorts ou torse nus, lavant leurs chaussettes en plein air, assis en rond devant des alignements de tentes. Certains se mirent à jouer de l'accordéon ou de l'harmonica et on entendit monter des chants. On voyait errer dans les chemins et autour des fermes leurs chevaux abandonnés. Désespérant de les voir ravager le blé vert, chacun vint se servir. La famille Brosseau attrapa une jument qui fut déclarée à la mairie... et restituée bientôt à son propriétaire du nord-Loire qui avait retrouvé sa trace. accueil site
On alla récupérer les meubles entreposés à Chauvé et transpercés de balles, les barriques vides et moisies, le matériel agricole... Mais surtout, dès le lendemain de la Libération, on vit revenir Joseph Brosseau, en vélo, en compagnie de Maurice Finet ; puis un soir, à la brune et sous la pluie, on entendit ferrailler la charrette du père Mariot. Du fatras de ménage, descendirent la mère Mariot revenant d'exil à Touvois, et les deux soeurs Brosseau. Derrière la charrette, suivaient six vaches : deux se dirigèrent spontanément vers l'étable de Joseph Mariot et quatre vers celle de Joseph Brosseau.
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Après les vaches, revinrent leurs maître, comme Joseph Mariot aux Biais, et des centaines d'autres prisonniers. Il fallut pour chacun retrouver sa place dans une économie rurale qui depuis cinq ans s'était passée d'eux. Les vieux, les femmes et les godelureaux de 20 ans avaient fait le travail et il ne fut pas toujours simple de reprendre les mancherons de la charrue ou de retrouver l'oreille du cheval ou des boeufs. Mais surtout, il fallut parfois se faire reconnaître ou au moins accepter par des enfants que l'on n'avait pas vu grandir ou même pas vu naître ; parfois aussi retrouver l'affection et les élans d'une compagne oublieuse. Certaines scènes de retour furent poignantes... Celui-ci revient de sept ans de guerre et de captivité : " Te voilà mon gars, et sur tes jambes... plus veinard que ton pauvre frère qui est mort au Boivre " !... Ou cette autre scène : un jeune homme prend un enfant par la main et l'entraîne au bout du chemin pour accueillir son père revenant de captivité. L'homme pose son baluchon, embrasse son enfant qui ne le reconnaît pas, puis se tourne vers ce jeune voisin qui pendant toute la guerre a assuré la tenue de la ferme du prisonnier : " Aujourd'hui, c'est toi qui devrais revenir d'Allemagne à ma place. Pourquoi t'es-tu défilé au moment de la relève ? " accueil site
Certains durent aussi faire le deuil d'une captivité qui ne fut pas toujours sombre ou tragique, surtout pour ceux qui travaillèrent durablement dans des fermes allemandes dont le mari était lui-même à la guerre. La mécanique des affections et des sentiments humains, guerre ou pas guerre, fit parfois ressentir la libération et le retour au pays comme un nouvel arrachement : on quittait les copains de la baraque devenus une nouvelle " famille ", mais aussi une famille allemande pour laquelle on pouvait avoir conçu de l'attachement. Ajouter que dans certaines campagnes reculées de Prusse ou de Poméranie, on avait moins souffert de la faim que dans la poche de Saint-Nazaire. Il fallut enfin passer sur certaines rancoeurs découlant des inégalités du sort ou des tempéraments personnels : certains étaient partis cinq ans, voire plus ; d'autres deux ans, un an, ou quelques mois seulement, rapatriés pour motifs sanitaires, sauvés par l'âge ou le nombre d'enfants... ; les courageux s'étaient évadés. On croisait aussi les malchanceux du STO et d'audacieux réfractaires dont une poignée avait clandestinement rejoint les réseaux de résistance aux heures les plus sombres, tandis que d'autres s'étaient couverts de gloire en s'enrôlant dans les bataillons FFI aux vendanges de 44. Tous se retrouvaient à la messe, au marché ou derrière une chopine de muscadet et reprenaient vaille que vaille les échanges humains ou commerciaux.
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Il était dur de répondre à la réquisition officielle, mais ce que l'on ne supporta jamais, c'était la razzia ou le pillage nocturne. Ainsi, à Saint-Père-en-Retz, les villageois de la Raterie, de la Cagassais ou du Mottay dont une partie des terres étaient inondées par les eaux du Boivre, étaient de plus en plus excédés par les incursions de navigateurs allemands que l'on soupçonnait de venir de l'autre rive. Les Allemands du poste de Flak de la Clercière disposaient en effet d'une embarcation qu'ils manoeuvraient avec perche et pagaies. C'était un bateau en bois à la membrure élégante, une sorte de long canoë-périssoire de quatre à cinq mètres de long, aux extrémités pontées et où une demi-douzaine d'hommes pouvaient tenir assis sur trois bancs. On les voyait souvent croiser entre le Pont Neuf et la Riverais, observant les rives à la jumelle ou faisant des essais de poste émetteur du côté du Pont Micheneau. Au large du château de la Rouaudière, ils débarquaient sur la butte des Chachas où, pendant qu'un soldat planqué dans une tranchée de tir balançait une silhouette, les autres faisaient un carton dont les balles fouaillaient les eaux du lac. La poche refermée, il fallait bien tuer le temps et manifester sa présence aux populations qui auraient pu être tentées de relever la tête. Ils installèrent même des cibles flottantes au milieu du lac, sur des bidons de deux cents litres peints en rouge qu'ils s'entraînaient à canarder au Mauser mais parfois aussi au canon. Du côté de la Raterie, pour peu que l'on soit occupé à rentrer le troupeau ou courir les nids de col verts ou de judelles pour ramasser les oeufs, on rentrait la tête dans les épaules et on gagnait en courant l'abri d'un talus ou d'un tronc d'arbre. accueil site
Passe pour les exercices militaires et les patrouilles en plein soleil ! On savait se méfier des balles perdues. Mais comment préserver volailles et légumes qui disparaissaient chaque nuit, sans doute dans des sacs glissés sous les bancs de cette embarcation ? Comme souvent au cours de cette période de promiscuité forcée, les soldats cantonnés dans un village en ménageaient les ressources alimentaires. On y réquisitionnait mais en demandant et payant. Les artilleurs de la Clercière couchaient à Louisiane, à la Donoire, ou à la Noë - par exemple dans la maison d'Eugène Morisseau, repoussé avec femme et enfants dans sa cuisine. Soit par achat direct, soit par la réquisition, ils se ravitaillaient ouvertement dans ces villages ou dans tous ceux de la rive nord, entre la Rouaudière et la Jarriais, mais l'ordinaire restait maigre et il était tentant d'étendre la zone de ravitaillement à l'autre rive. Aussi, dès que la nuit tombait, avait-on tout à craindre des rôdeurs allemands remontant par les chemins inondés pour débarquer quasiment au pied des jardins. Une fois les légumes pillés, ils se rabattirent sur les navets et les coeurs de choux vert. On entendait les chiens aboyer, mais qui aurait osé s'embusquer derrière une haie ou un pailler pour surprendre les maraudeurs ?
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La région avait déjà connu plusieurs nuits tragiques où les pillards surpris n'avaient pas hésité à tuer. Ainsi, à la Huetterie, en Frossay, dans la nuit du 21 janvier 1945 où le jeune Jean Charpentier alerté une fois de plus par des bruits du côté du poulailler avait été foudroyé par une balle explosive. On étancha sa blessure au ventre toute la nuit. On attendit le petit jour pour faire venir le docteur, puis le prêtre. Un fourgon de la Croix-Rouge allemande consentit enfin à emmener le jeune homme de 20 ans à l'hôpital de la Baule où il décéda. C'était la répétition d'un drame quasi identique survenu le 17 avril 1944 à la Lande Malbray en Saint-Michel-Chef-Chef. Le meunier Crépin se plaignait de vol de volailles, de vin et de gnole ; son fils Joseph ayant voulu tendre un piège et s'étant montré au mauvais moment, fut lui aussi abattu d'une décharge dans la poitrine. Il laissait une jeune veuve et deux orphelins. accueil site
On se répétait ces récits dans les caves et on savait que tout aventurier se mettant en travers de la route des pillards risquait sa peau. Mais toutes les campagnes occupées de l'époque fourmillent de ces épisodes où des inconscients héroïques étaient prêts aux coups les plus audacieux pour sauver le pinard ou les poules, ou simplement moucher l'occupant. Toujours est-il qu'à la Raterie, les frères Gouard résolurent d'attaquer le problème à la racine et de priver les Vikings de la Clercière de leur embarcation. Peut-être leur père Charles qui grimpait régulièrement les marches de l'escalier extérieur du grenier pour scruter l'autre rive cesserait-il de tendre le poing en maudissant ces " sales Boches " !
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Cette nuit-là, Joseph et Gérard se mirent donc à l'eau pour traverser le marais à la nage. Au plus court, vers la Rouaudière. Puis, en suivant les berges inondées, traversant haies et clôtures, ils parvinrent sous la Clercière et avancèrent prudemment pour gagner les abords de la batterie allemande qui dominait tout le secteur de ses pièces dirigées vers le ciel, vers le lac et vers la route de Saint-Brévin à Saint-Père-en-Retz. Le concert des grenouilles se taisait à leur approche puis se rétablissait dans leur dos... Une sentinelle vigilante aurait pu interpréter ce signe ! Heureusement, là-haut sur la butte, on entendait des bruits de voix et des coups de marteau sur des tôles : l'ennemi ne dormait pas, mais au moins était-il occupé. accueil site
Au foyer familial, le père Charles se rongeait les sangs et s'échappait sans cesse du logis pour grimper l'escalier du grenier et tendre l'oreille vers le lac ; la mère Augustine s'inquiétait : " Où qui sont donc tes gars ? ‘Devraient être couchés à c't'heure ! " Dans la pénombre, en remontant le long d'un fossé, les deux nageurs retrouvèrent le canot allemand à moitié tiré au sec. Ils parvinrent à ébranler le piquet d'amarrage pour dégager la chaîne et tirer le bateau en eaux libres. Joseph se hissa à bord, enfonça la pagaie, pendant que Gérard poussait à la proue. Pas question de gagner le large en ligne droite, au risque d'un balayage de projecteur. On remonta donc vers l'amont en suivant la berge avant de piquer pour de bon vers l'autre rive. Sous un ciel étoilé mais sans lune, on se faufila entre les talus d'un chemin inondé. On avait stocké là des grosses pierres dont on lesta le bateau. Restait à incliner le plat bord et à le regarder s'enfoncer doucement dans trois mètres d'eau boueuse. Mais le pontage faisant ballast, on vit bientôt le canot relever le nez hors de l'eau. Il fallut chercher d'autres pierres, plonger à nouveau et couler pour de bon cette insubmersible unité de la Kriegsmarine !
" Avez-vous bien effacé toutes les traces " ? demanda le père. On retourna lisser la vase avec une banche et balancer quelques seaux d'eau. Restait à laver les corsaires et à les mettre au lit en attendant la riposte. Les jours suivants, terrorisés et riant sous cape, on observa la patrouille d'inspection accompagnée d'un chien, contrôler les rives du lac, se répandre dans les villages et repartir rageuse et dépitée. " Nicht bateau ! Rien vu, rien entendu ! " Karl, à moitié dupe, égrena encore quelques " grands filous " ! à partir de cette nuit-là, légumes et volailles cessèrent de disparaître.
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Extraits de " Maquisards d'ici et d'ailleurs " (2è partie)
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Mais quelques jours plus tard, parviendrait une nouvelle encore bien floue, à la fois pleine de promesses et de périls nouveaux : " Ils ont débarqué ! " Très vite, le climat allait se tendre, au point même que les Allemands contrôlant la Chaussée-le-Retz, Buzay, les écluses, les rives du canal maritime et tous les abords du marais, allaient menacer d'expulser tous les occupants de la maison de l'éclusier. Puis, se ravisant, ils se contentèrent de l'engagement formel de respecter scrupuleusement les règles de sécurité et de couvre-feu. accueil site
Il y avait là deux familles : la famille éliard et la famille Palissier, toutes deux au service des Ponts et Chaussées maritimes. Il s'agissait de gérer la partie terminale du réseau fluvial entre le lac de Grandlieu et la Loire, et donc de réguler le cours de l'Acheneau et des douves attenantes. Le pont-barrage et le barrage-écluse de Buzay appartenaient à un vaste système hydraulique comportant une multitude d'écluses, dalots, douves, ponts et levées qu'il fallait surveiller et entretenir, entre lac et fleuve. Tout cela raccordé aux 15 kilomètres du canal maritime de la Martinière. Ajouter les vannes du canal du Pavillon, l'écluse triple du Tenu, le Siphon, le pont barrage et la machinerie des Champs Neufs, et jusqu'au pont tournant de la Roche, au Migron.
La formation de la poche allait bien sûr gripper cette savante gestion de la cote d'eau en fonction des saisons, des marées et des besoins des multiples usagers du marais. à l'instar des marais de Haute-Perche, du Boivre, du Greix et de Corsept, le marais de Vue allait se transformer en forteresse aquatique. Cette période de la guerre marquerait aussi le début d'une rupture avec une économie maraîchine en déclin, celle des gardiens de tenue et des valets d'île, des douviers et des rouliers, celle aussi des convois de chalands et de toues, chargés du foin de la Prée ou des îles, remontant vers Nantes pour en nourrir les chevaux.
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Après le Débarquement, on assista à des exercices où cette troupe disparate de soldats bancales, trop jeunes ou trop vieux, tentait de se préparer au pire. Au sifflet, on les voyait se dresser sur les bancs disposés au fond d'une tranchée derrière la maison, grimper d'étroites échelles, courir sur le chemin glissant du batardeau pour traverser le canal de Buzay, lâcher des rafales sur des têtes en carton clouées sur des piquets répartis dans la prairie, puis revenir en galopant lourdement et disparaître dans la tranchée. Denise, la première communiante, ne les craignait guère, et en compagnie de Michel et Nicole, ses petits voisins Palissier, courait récupérer les douilles, aidée parfois par les soldats eux-mêmes. Un autre jeu dont la symbolique n'échappait sans doute à personne, consistait pour les trois gamins à cerner de petits cailloux la sentinelle de la barrière. L'encerclement terminé, le soldat distribuait des pastilles à ses geôliers en galoches pour obtenir sa libération. accueil site
La panique saisit un jour les villageois lorsqu'une pétarade ininterrompue retentit du côté des écluses. On crut d'abord à une attaque et on fit rentrer les enfants. Mais Bernadette ne tarda pas à découvrir l'origine de ce raffut... Surprenant par la fenêtre un soldat s'échappant de la " loge ", des bouteilles vides plein les bras, courant vers le canal et balançant un par un ses projectiles vers le ciel, aussitôt mitraillés en plein vol par les tireurs campés sur la passerelle du barrage. Plus personne dans le secteur ne pouvait ignorer que les Allemands étaient de retour à Buzay, qu'ils ne manquaient pas de munitions, et qu'ils tuaient le temps comme ils pouvaient. Un chef finit par jaillir de chez Arcadius et vint remettre de l'ordre dans ces pitreries de kermesse dont il ignorait encore qu'elles préludaient à une véritable attaque.
Mais avant le combat, évoquons cette dernière scène marquant durablement les mémoires enfantines... Les petits Palissier s'apprêtaient à héler Denise pour se rendre à leur " école du jeudi " à la maison Junot. Les Séguin chassés de leur " Bourine " s'y étaient réfugiés avec leur fille Paulette qui s'évertuait auprès des enfants du village à pallier la carence scolaire liée aux circonstances. On vit tout à coup maman Palissier campé sur le seuil de sa porte, alertée par les cris de son fils : " Maman ! Les Allemands sont tout nus " ! ... De fait, ils l'étaient ! Courant et jouant comme des gosses sur le batardeau de l'écluse, et se jetant à l'eau. Madame Palissier empoigna les trois enfants par la main et s'engagea bravement le long du canal pour gagner le pont : " Tournez la tête, les enfants. Dépêchons-nous " ! Mais déjà, un Feldwebel accourait, grognant comme un dogue, et la troupe débridée se jeta sur ses caleçons et ses culottes sous les aboiements du chef.
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On peut même supposer que l'ennemi ayant commencé de déserter ses installations et ses blockhaus, bientôt lâché par ses troupes supplétives, n'aurait pas supporté longtemps le harcèlement des FFI locaux. L'abandon du nord du pays de Retz aurait alors donné une toute autre tournure à la poche de Saint-Nazaire. Privé de ses défenses au sud de l'estuaire, la garnison principale enfermée dans les bétons de la base sous-marine, se serait vite trouvée exposée à un blocus naval lui interdisant tout contact avec les poches de Lorient et de La Rochelle. Mais surtout, les 20 000 soldats enfermés entre le canal de Nantes à Brest et la Loire, risquaient une rapide pénurie alimentaire. En effet, ce furent bien les riches fermes du sud qui permirent à la garnison allemande de tenir si longtemps, au milieu de 130 000 civils eux-mêmes affamés. Si on avait libéré cette zone sud à l'été 44, on peut donc douter que les Allemands aient tenu 9 mois dans Saint-Nazaire, en se contentant des maigres ressources agricoles de la presqu'île de Guérande ou de la région de Guenrouët. accueil site
L'attaque de la tour de Buzay dans la nuit du 6 août 1944 peut apparaître dérisoire au regard des grandes batailles restant encore à livrer, mais elle s'inscrit dans la dynamique de cette Blietzkrieg bretonne qui triompha en moins de huit jours. Malgré le déséquilibre militaire local, la poignée d'hommes qui participèrent à cette attaque était animée certainement de ce même espoir de forcer le destin et d'entraîner les divisions blindées américaines dans la libération complète de l'estuaire et de ses deux grands ports. Voici donc le récit qu'en fit Santerre, un des protagonistes de ce coup de main.]
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Il fallait un médecin, et le commandant Lacambre, médecin-chef du 4è. bataillon, était bien conscient que le docteur Cantuern, bien qu'ancien médecin militaire et colonel de réserve n'y suffirait pas. Il devait se consacrer à ses patients civils dont l'état sanitaire s'était beaucoup dégradé, et l'afflux de ces centaines de jeunes hommes, eux-mêmes éprouvés par les combats de la Vienne, exigeait une présence médicale constante sur le front des troupes. Ce fut Jean Séguineau qui fut désigné, un jeune interne de l'Hôtel-Dieu nantais, alors âgé de 23 ans. Son expérience de la guerre et de son cortège de morts violentes n'était pas négligeable, après avoir servi dans la défense passive nantaise et avoir secouru les blessés des bombardements.... Jean Séguineau prit donc ses quartiers au pied de la Tour de Buzay, au milieu des cantonnements du 4è. bataillon Le Chouan. Cantuern eut tôt fait de lui enseigner les rudiments de la médecine de guerre. Les étagères de son infirmerie ainsi que sa trousse de campagne ne comportaient que le strict minimum : sulfamides, alcool à 90, Dakin, aspirine, compresses et pansements. Quelques jours après sa prise de poste, il se trouvait à la Chaussée-le-Retz où il assista à l'arrivée à travers le marais d'un groupe de cavaliers, des " Russes " se constituant prisonniers, ou plus exactement des Tchétchènes. Parmi eux, un jeune médecin dont il hérita de la trousse de chirurgie accrochée au pommeau de sa selle. Le bataillon fut doté bientôt de petits sachets caoutchoutés, garnis de pansements individuels, que les hommes purent glisser dans leur poche avec les pastilles pour la toux, si utiles lors des gardes ou des patrouilles de nuit. accueil site
Il fallait une bonne dose de persuasion pour convaincre les soldats de respecter quelques consignes d'hygiène, comme celle de se laver chaque fois qu'on trouvait de l'eau claire... mais ce n'était parfois qu'au retour des lignes, après 15 jours de gourbi ! Ou de se brosser les dents ! Ou de ne pas rechigner au préservatif avant, et à la pommade au mercure, après. Les poux étaient d'insupportables compagnons ; on ne se débarrassait pas de la gale. Quand on avait la chance de coucher dans un lit, voire dans des draps, c'était après combien d'autres corps mal lavés ?
On mangeait à sa faim, mais la diététique aux armées était une science inconnue. Patates, faillots, conserves américaines. Ni fruits, ni légumes verts : l'avitaminose menaçait, parfois même le scorbut ; les dents se déchaussaient. On disposait bien de boîtes d'ananas : trop exotique ou trop sucré ! De jus de fruits ou de sodas américains : de la boisson pour femmes ! Quoi de mieux en effet que le coup de fouet et la consolation d'un bon rouge qui râpe, qui pique et qui tache ! C'est dans la liesse des défilés de la Libération qu'on verrait l'étrange spectacle de soldats américains à l'arrière d'un camion, projetant des poignées d'oranges sur la foule.
On soulageait les bronchites, les bobos ordinaires et les blessures légères, mais lorsque les blessures étaient trop sérieuses, on se contentait des soins d'urgence, garrots et pansements compressifs, et on expédiait les blessés vers l'hôpital de Machecoul, ou le plus souvent vers Saint-Jacques. Tant qu'on ne parvint pas à établir des lignes bien défendues et des périmètres de sécurité assez profonds, on redouta beaucoup ces terribles éclats de mortier qui ravagent les chairs. Mais ce qu'on ne redouta jamais assez, ce furent les multiples imprudences liées à la jeunesse ou au manque de formation de certains soldats, ou à la vétusté des armes. Combien de mains ou de doigts arrachés par les détonateurs ? De morts ou blessés par accidents de chasse ? Que dire par exemple de cette chasse au canard dans la pénombre du soir, avec sur le dos... des capotes allemandes reteintes en kaki ? Ceux-là s'étaient fait allumés par leurs camarades ! Que dire encore de cette manie de certains chefs d'ordonner des tirs nocturnes avec des balles traçantes ? Beaucoup plus beau et spectaculaire ! Mais rien de mieux pour signaler une position mal défendue ou indéfendable. Une patrouille de fantassins ne se mène pas non plus comme un raid d'aviateur, avec piqués, cabrages ou dégagements dans la seconde... Une colonne sans éclaireurs ni flanc-gardes tombant sur un nid de mitrailleuse ou un mortier ne s'en tirera pas par un virage sur l'aile. accueil site
Voici encore une victime de Sten ! Le pauvre gars s'est mis une balle dans la cuisse, et le jeune médecin ne pourra rien pour enrayer l'hémorragie. Parfois aussi, le drame tourne en farce... Un soldat accourt vers le pavillon de chasse du château de Briord où est installée l'infirmerie : " Venez vite, mon lieutenant. J'ai tué mon copain " ! Jean Séguineau se précipite vers la victime... qui s'est déjà redressée sur un coude, assommée seulement par la décharge à blanc d'un pistolet lance-grenades !
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Lorsque l'occasion se présenterait et qu'on tiendrait sa revanche au bout des mousquetons et des mitrailleuses, on ne ferait aucun quartier à une patrouille allemande en train de poser culotte aux abords des Champs-Neufs... L'attaque se déroula au coeur de l'hiver, un jour de neige où s'effaçaient les contours incertains des douves, des haies et des digues. Les hommes de Lagardère étaient passés le matin, comme une bande de farceurs de mardi-gras, agitant des draps blancs sous le nez des civils. Le plus bruyant, un homme paré d'une cape rouge sous son drap, avait esquissé une passe d'escrime : " Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira-t-à toi ! " à peine la colonne de fantômes eut-elle fait cent mètres vers les Champs Neufs que les flocons de neige les dérobèrent aux regards. Une heure plus tard, on entendit des rafales assourdies, très loin sur le marais. Puis, vers midi, on en vit revenir quelques uns, très agités. On trembla à l'idée que les autres étaient morts. Mais, bien au contraire, ceux-là avaient le sourire des vainqueurs, et à les entendre, ils avaient joué un bon tour aux Boches : " Dans leur merde ! Ils sont tombés dans leur merde ! "... L'attaque avait eu lieu entre le Pré de la Vache et les Champs Neufs... Les Français étaient planqués sous leurs draps derrière une haie, la mitrailleuse embossée sur le talus... " V'là les Fritz ! " souffla le fantôme à cape rouge. La patrouille avançait sans méfiance et on attendait qu'elle soit à bonne portée. Les Allemands semblaient de bonne humeur, comme excités eux aussi par la neige. Et voilà que blaguant et parlant fort, ils faisaient halte... Certains dégrafèrent leur ceinturon et s'accroupirent, tandis que les autres allumaient une cigarette... accueil site
" Quel beau carton ! RRA...TATATATA... ! Quelle dérouillée on leur a mis ! Tous au tapis " !... Cinq Allemands abattus, qu'il fallait maintenant enterrer... " Il nous faut des pelles, des pioches... Et un coup de main " ! Gaston Palissier, le père Bonhommeau, Gaby éliard... On emboîta le pas des soldats et on s'enfonça dans le marais. Au retour de son homme, Bernadette s'inquiéta :
- Où vous les avez mis ?
- On les a traînés jusqu'aux Champs Neufs et on les a mis chacun dans leur trou, l'adjudant à la tête de ses hommes. Et il expliqua l'endroit avec précision. Bernadette semblait contrariée :
- C'est bien trop près de la fontaine. Puis elle s'inquiéta à nouveau :
- Vous avez fait les choses comme il faut, au moins ?
- Oh ! Oui ! répondit Gabriel. On a bien refermé les capotes, avec la plaque bien apparente. On a rien jeté et rien volé.
Ce que Gabriel ignorait c'est que cette inhumation s'était faite au bout des jumelles des Allemands postés sur les hauteurs dominant la Prée de Tenu, - les soldats cantonnés aux Pins - qui s'en étaient ouverts à leurs voisins français... Leur premier réflexe avait été de galoper vers la Prée et d'attaquer en force. Puis ils s'étaient ravisés, impressionnés par le sérieux et le respect qui avait présidé à l'inhumation de leurs hommes : " Les Français ont bien fait les choses. Ils ont même fait venir un évêque " !... Décidément, cette cape rouge ! accueil site
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Le 8 février 1945, les Allemands s'installèrent sur l'île de la Maréchale. Quatre jours plus tard, les FFI attaquaient aux Champs Neufs, " tuant sept soldats, prenant trois canons et faisant 18 prisonniers ". Les duels d'artillerie se multiplièrent entre les canons français désormais installés aux Champs-Neufs et ceux des Allemands de la Rousselière. Le 13 février 1945, le moulin Vilaine dominant la cote 40, était détruit par les Allemands ; le lendemain, c'était le clocher de Chauvé. Le dimanche 18 février, une mitrailleuse allemande fauchait plusieurs hommes de la compagnie Lagardère du côté de la Morissais. Pierre Carré, originaire de Saint-Julien l'Ars, s'en alla expirer dans une douve du Gué-au-Vé, et son corps ne fut retrouvé qu'après la guerre ; Martial Degenne fut retrouvé blessé par les Allemands au bout de deux jours, et transféré à l'hôpital de La Baule où il mourut. Un troisième cadavre, celui de Maurice Courtois, fut relevé sur place à l'issue du combat, mais les Allemands n'ayant pas retrouvé sa plaque d'immatriculation, refusèrent d'abord de l'enterrer dans le cimetière de Frossay. Sa famille vint l'exhumer à la Libération pour le transférer au cimetière de Nieul l'Espoir. Il y eut aussi deux prisonniers dont l'un avait le bras brisé par une balle. L'affaire aurait pu s'aggraver lorsque Jean Roturier, l'agent de liaison de la compagnie, tenta de se rapprocher du lieu de l'engagement, accompagné heureusement de son mitrailleur Marcel Jadeau. On s'approchait d'un tas de cailloux qui s'avéra camoufler un nid de mitrailleuses, lorsque les deux hommes se firent à leur tour allumer. Ils parvinrent à décrocher en tiraillant, et Roturier se félicita d'avoir revêtu ce jour-là tant d'épaisseur de vêtements... qui amortirent les balles.
Le 21 février, les caporaux Bouchard et Quéron tombaient à leur tour dans une embuscade au Pas-Morin. Le contrôle de la zone comprise entre les Champs Neufs, l'écluse Triple, le Pé de l'île et les hauteurs de Beaumont, entraînait encore la mort du soldat Eugène Alliau, le 22 mars ; de l'adjudant Marcel Madec et du sergent Adrien David, le 27 mars. Le dimanche 15 avril, les soldats des deux camps avaient vu défiler par vagues de trente, les 1200 bombardiers anglais revenant de Royan. Chacun comprit que l'issue était proche. Arrivèrent les derniers évacués de La Sicaudais, tandis que l'ennemi, résigné mais combatif jusqu'à la dernière heure, regardait tomber du ciel les petits papiers l'appelant à se rendre. Les tractations s'éternisaient, et certains FFI désespéraient de ce dernier assaut qui aurait permis de régler les derniers comptes.
Au matin du mardi 27 avril, un soldat de la Kriegsmarine était abattu au Pé de l'île. " Il avait le crâne éclaté, c'était pas beau à voir ", reconnaît Paul Prieur. " Je peux vous dire qu'on n'oubliait plus de mettre les casques " ! L'Allemand fut vengé le soir même par la mort du jeune Nazairien Lucien Trémodeux. Le 4 mai, tombaient encore deux derniers compagnons de Lagardère, mitraillés à leur poste dans une autre ferme du même village, au ras des basses à vendanges remplies de terre qui leur servaient de remparts : Raymond Grenier, 18 ans, originaire des Deux-Sèvres, enterré à Cerizay ; son copain Robert Brachet, 21 ans, enterré à Saint-Julien l'Ars. Tombait enfin le Chouan Bébert, le 8 mai. Long martyrologe des FFI du marais de Vue et de la Prée de Tenu. Comme les obus allemands continuaient à s'abattre sur l'île Adet, les FFI se résolurent à faire sauter le moulin de l'île qui servait à ajuster leurs tirs. C'était le dimanche 6 mai, à deux doigts de l'armistice. accueil site
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On était ce jour-là sur la plage de la Noëveillard, à Pornic. Pendant que les soldats entamaient la construction des cantonnements et installaient les premières défenses sur le littoral, messieurs les officiers étaient à la plage. Bien souvent au milieu des civils. La vie continuait ; les enfants jouaient, les pêcheurs à pied se répandaient sur les rochers. On partageait le soleil et la plage avec de nouveaux estivants, sportifs et bronzés, polis, laissant le passage aux dames, souriant aux enfants et leur glissant des bonbons, mais parlant tout de même une langue bien rugueuse. Quelques regards en biais, jeux qui se croisent mais ne se mélangent pas. Une curiosité et un étonnement réciproque. Comment ? La guerre est déjà finie ?
Les officiers les plus jeunes ou les plus sportifs étaient au bain et jouaient au cachalot ; les autres se relaxaient dans des chaises longues. Pierre et ses copains remontèrent de la baignade, contournèrent le groupe et vinrent se jeter sur le sable brûlant du haut de la plage. Le garnement avait repéré le ceinturon et le pistolet au dos de la chaise longue. Donner le change, jouer aux jeux de son âge et faire un peu de bruit, mais sans trop réveiller les guerriers fatigués... Restait à s'approcher en rampant, s'emparer de l'arme, battre en retraite, ne pas s'attarder sur la plage, remonter vers le chemin côtier, galoper vers l'intérieur et jeter le pistolet dans le premier puits. Alors qu'en cet été 40, les Allemands s'installaient pour " mille ans ", déjà, quelques diablotins comme Pierre Grollier, tout juste âgé de 13 ans, commençaient à donner de discrets coups d'aiguille qui rendraient leur prochaine sieste moins sereine. accueil site
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Le midi, Pierre revenait à pied à la maison, traînant un peu du côté de la gare ou sur le port avec les copains, avant de remonter à la croûte. C'est ainsi qu'il saluait chaque midi son compère Padioleau dont les épaules de lutteur étaient bien utiles pour brasser les derniers sacs de blé et les dernières balles de farine de la minoterie Laraison. Mains blanches contre mains noires, meunier et mécano buvaient une chopine... Aujourd'hui comme les autres jours, s'il n'y avait eu ce coup de folie... ça s'était passé du côté de la gare. Les deux Fridolins avaient l'air éméché et faisaient les marioles, fusil en avant, baïonnette au canon ; l'un d'eux y avait même embroché un lapin de garenne surpris sans doute à la sortie de son terrier. Pourquoi, ce midi-là, le meunier et le mécano s'étaient-ils retrouvés tous les deux adossés aux grands portails de Hailaust et Gutzeit, Mausers et baïonnettes sur le ventre ? Une réflexion mal venue ? Un regard de travers ?
... C'était parti comme çà, sans préméditation, ou alors ça faisait cinq ans que la préméditation avait commencé. " On va pas rester là ! " avait grogné François Padioleau. Pierre était bien d'accord... " Chacun le sien. On leur casse la gueule ! " avait conclu François. Et la danse avait commencé, une " tatouillée de première " : le nez, les dents, les côtes, et tout ce qui leur tombait sous le battoir. Les deux argousins au tapis et râlant dans leur jus, François et Pierre balancèrent fusils, casques, baïonnettes et ceinturons dans le jardin du chef de gare. Puis ils traversèrent le pont comme d'honnêtes travailleurs, sans plus d'ennui avec la sentinelle assoupie dans sa guérite. En remontant vers le château, sur l'autre rive du port, Pierre vit la silhouette cassée et gémissante d'un des soldats se redresser et se diriger vers le pont avec une allure d'ivrogne ; l'homme titubait et n'était sans doute pas en état de répondre aux sommations. On entendit une rafale partir du pont, mais Pierre regardait ailleurs.
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Mais il fallait surtout prendre en charge la misère ordinaire, y compris la famine qui menaçait certaines familles et commençait d'emporter les enfants en bas âge. Sous la houlette de Melle Harmegnies, une garde rapprochée constituée de Marcelle Moreau, Jeanne Benoit, Denise, Marguerite, et combien d'autres, s'efforçait de colmater les brèches alimentaires pour les plus vieux, les plus pauvres ou les enfants. On ne put rien cependant pour sauver un bébé de la rue des Gats. Marcelle Moreau se tourna vers Margot Grellier : " Toi qui connais tout le monde à la campagne, tu pourrais nous organiser une collecte de lait ! " Aussitôt dit... accueil site
Marguerite sillonnait en effet les chemins depuis le début de la guerre pour le compte des Mutuelles du Mans : un secteur de onze communes, de la Plaine jusqu'à Fresnay-en-Retz, en passant par Chauvé et Bourgneuf. Elle fit une première tentative au plus près et revint des fermes autour de la Mossardière avec un bidon de 20 litres de lait. Elle mit alors sur pied deux tournées quotidiennes mobilisant une quinzaine de volontaires avec vélos et cariquelles. Toute la bande, filles et garçons, prenait la route de Saint-Père-en-Retz pour se scinder en deux au Chêne Pendu : une équipe s'aventurant jusqu'au château de la Bâte; une deuxième s'engageant sur la route de l'Augotière pour collecter jusqu'à la route du Clion à Saint-Père-en-Retz. En récompense de ses efforts, chaque volontaire avait droit à un demi litre de lait.
Quelques incidents émaillèrent l'aventure... Un inspecteur sanitaire survenant à l'improviste au château de la Bâte constata qu'un don avait été " baptisé " abusivement. Il fallut aussi parfois héler un couple de collecteurs amoureux s'attardant trop longtemps au bord de l'eau au bas des prés de l'Augotière. Vaille que vaille, l'équipe de la Bâte ramenait pourtant ses quatre bidons quotidiens, et deux, celle de l'Augotière. En tout, 120 litres de bon lait nourricier, distribué gratuitement par Melle Harmégnies et Jeanne Benoit aux portes de l'hôpital de Pornic, en même temps que d'autres ressources alimentaires comme le sucre, la farine ou parfois des bonbons pour les enfants.
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Un petit Yannick était né en 1937, puis un petit Boris en 1943. Le bébé était d'une santé fragile, et chaque matin, Rostia sautait sur son vélo et filait vers Sainte-Marie pour gagner la ferme Vénéreau, aux Terres Jarries. La fermière, dont le mari était prisonnier, réservait le lait de sa vache la plus saine pour le nourrisson : " Avec celui-là, il va pousser votre loupiot ". Mais ce matin-là, le laitier ne revenait pas. Vers 11 heures, Raymonde, n'y tenant plus, partit à pied à la recherche de son mari. Elle le trouva sur la route, à pied aussi, et chaloupant comme un marin en bordée. accueil site
- Mais que se passe-t-il ? Et où est ton vélo ?
- Chut ! Fit-il en mettant un doigt sur ses lèvres.
- Mais tu as bu !
- Chut ! Répéta-t-il. à la maison ! Je te dirai tout à la maison.
Quand il fut un peu dégrisé, il raconta cette matinée dont les conséquences allaient être déterminantes non seulement pour son propre destin et celui de sa famille, mais aussi celui de la famille Pollono, de toute la résistance locale, et plus largement pour toute la population pornicaise bientôt tenue en respect sur le môle du port par les mitrailleuses allemandes. Sans doute même, les ultimes décisions d'apaisement prises à la suite de l'intervention de deux Russes providentiels, éviteraient-elles un drame de masse qui aurait donné à ces premières semaines de la poche sud de Saint-Nazaire une coloration tellement dramatique qu'un climat de crainte et de terreur se serait abattu durablement sur la contrée, avec des conditions d'occupation encore plus terribles pour les 22 000 civils des onze communes de cette poche sud.
- Mais enfin, vas-tu me raconter ? le pressait Raymonde.
- Voilà ! Quand je suis arrivé à la ferme, j'ai entendu parler Russe. Tu comprends ? J'entendais parler Russe. Des Russes à Pornic ! Je suis descendu de vélo et je me suis avancé vers les voix derrière un mur.
- Mais que faites-vous là ? Je leur ai dit...
- Ils m'ont expliqué. L'invasion, la destruction du pays. Enfermés dans un camp. Affamés. Ils avaient signé. Voilà tout. Pas le choix !...
Cet escadron venait d'arriver de Bretagne, à marche forcée, avec ses chevaux et ses petites voitures à quatre roues, ces arabas rendues si pittoresques par cet arceau au-dessus de la tête du cheval. Trois bataillons, avec leur équipement, leurs armes et, détail crucial, leur encadrement russe... Bien sûr, on avait sorti les bouteilles des fontes des chevaux, et Rostislaw avait partagé une première rasade avec ses compatriotes. Des bouffées de mémoire l'envahissaient où le jeune officier du tsar galopait dans la steppe russe et ferraillait contre les Prussiens.
- Je veux voir votre chef ! avait-il demandé.
On l'avait conduit à un colonel du nom de Potiereyka. Un grand type intelligent, ouvert et chaleureux. Un Ukrainien comme lui... Raymonde commençait à comprendre pourquoi Rostia était revenu à pied, en oubliant son vélo.
- Et tu as bu aussi avec lui !
- Oh ! Oui ! On a bu ! Et rebu. Te rends-tu compte ? Des Russes, des compatriotes ! Et des amis de la France. J'ai dit au Major : " Stop ! Halt ! Arrêtez tout. Ce n'est pas votre guerre. à partir d'aujourd'hui, il faut tout arrêter " !
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On entrait alors dans la dernière semaine d'août 1944. Nantes était libérée depuis bientôt deux semaines. Les généraux Junck et Huenten étaient en train de transformer Saint-Nazaire et l'ensemble de la presqu'île en camp retranché appuyé sur la Vilaine et le canal de Nantes à Brest. Les Américains ayant renoncé à déborder l'estuaire pour foncer vers le sud et libérer les ports de Charente et d'Aquitaine, avaient pris la route d'Angers pour continuer leur course à l'Est. Après deux semaines d'affolement et un début de débandade des troupes allemandes de la Basse Loire et de la côte de Jade, on entrait dans une phase d'incertitude où la population civile espérant encore sa libération, risquait de sortir hâtivement les drapeaux et de chanter la Marseillaise à contretemps. Les groupes de résistants locaux, et même de nombreux patriotes isolés suivant fiévreusement les développements victorieux de l'avance alliée, risquaient d'être tentés par des actions aventuristes ou des coups de mains artisanaux destinés à pousser l'occupant dans le dos, à obtenir sa reddition ou à lui chiper quelques armes. à Pornic comme ailleurs. De plus, l'armée allemande bousculée, devait faire face à des velléités de désertion, voire de sédition, de certaines troupes supplétives repliées avec elle dans la poche de Saint-Nazaire. Polonais, Ukrainiens, Géorgiens... Toute une palette de peuples slaves ou d'Asie centrale relevant du glacis soviétique, baptisés Osttruppen par les Allemands et plus familièrement " Russes blancs " par les civils français ayant à subir leur présence. Plusieurs milliers de " malgré nous " méprisés par le commandement allemand et réduits souvent à des tâches subalternes, mais encore armés et redoutables, aussi bien pour les populations civiles que pour leurs tuteurs s'ils en venaient à retourner leurs armes.
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Depuis le 22 août, date à laquelle avait été établi le premier contact, Loukianoff et Potiereyka avaient eu le temps de faire amplement connaissance et d'établir un climat de confiance mutuelle. Au point même que le Major, accompagné d'un capitaine et d'un lieutenant, était venus dîner à la table des Loukianoff. Raymonde n'assista pas à ce repas mais se souvient des convives : outre son mari, Potiereyka et son ordonnance, il y avait aussi Eugène Denis, le juge Guillet, les gendarmes Delsart et Gouy, et le plombier Raulic. Avait-on conscience des risques encourus ? Pour Loukianoff, de se déconsidérer en recevant l'ennemi à sa table ; mais le risque aussi de voir les Allemands surprendre ces relations privilégiées, d'éveiller leur méfiance et de provoquer l'arrestation de tous ces comploteurs ! Dès le premier contact avec les Russes, le photographe en avait averti son voisin, le juge de paix Guillet, lui indiquant les sentiments anti-allemands et francophiles de ces officiers dont l'un était un ancien commissaire du peuple de l'armée rouge. Guillet avait aussitôt informé Eugène Denis, le chef de la résistance locale, qui avait suggéré de sonder les possibilités de pousser ces hommes à la reddition à la tête de leurs troupes.
Midi passé, il fallut s'y résoudre, Raymonde ferma fenêtres et volets, coucha Boris dans son landau, rassura Yannick et descendit avec ses enfants vers le port en compagnie des centaines de Pornicais répondant à l'ultimatum de Meyer. Aucune échappatoire possible. On sépara les hommes des femmes et des enfants, ce qui fit encore monter l'angoisse. Malgré la chaleur de cette fin août, des mères avaient enfilé deux manteaux sur le dos de leurs enfants, redoutant de se voir envoyés en camp !... " On observait, hypnotisés, les canons de 37 et les mitrailleuses braqués sur nous... Une au Petit Nice, une en face de l'écu de France... Les caisses de munitions, les bottes de paille, les bidons d'essence... Les colliers de chiens prêts à mordre... " accueil site
Raymonde Loukianoff s'était plantée avec ses enfants face à la gueule de la mitrailleuse qui commandait l'entrée du môle... " Ce sera fini plus vite " ! se dit-elle. On avait fait l'appel des dix-sept otages menacés d'être fusillés, ainsi que les proches de Pollono, si celui-ci ne se rendait pas. Et même son frère Marcel, à Bochum !... C'est vers 14 heures que Loukianoff et Potiereyka furent prévenus par l'émissaire alerté par Raymonde. Le Major dépêcha aussitôt son second, accompagné d'une escorte, vers le port. Voyant la population menacée, celui-ci fit prévenir Potiereyka qui ordonna à ses hommes de faire mouvement et de se tenir prêts à toute éventualité, postés à la hauteur du cinéma Saint-Gilles. Le Major, accompagné de ses officiers, descendit à son tour vers les quais et s'enferma un moment avec Meyer et Paschka au Casino. Les séquestrés du quai Leray ignoraient tout de ces tractations, et Raymonde tout autant... Qui pourtant reprit espoir à la vue de deux cavaliers russes avançant lentement de l'autre côté du quai, observant la situation, fendant la foule, faisant demi-tour. Mais, tout à coup, surgit Rostislaw lui-même, accompagné d'un soldat russe.
- Tu viens ? lui dit-il.
- Mais je dois rester là. Tu vas nous faire fusiller.
Déjà, Loukianoff avait empoigné son aîné, et le soldat russe qui s'était emparé du landau de Boris, s'éloignait vers la première volée d'escaliers.
- Viens. C'est fini. Potiereyka est avec Meyer au Casino. On va vous libérer.
Dans le climat explosif et surchauffé de cet après-midi du 26 août 44, quel fut le contenu de ces tractations ? La supériorité hiérarchique du Major Potiereyka n'était pas discutable par le Hauptmann Meyer et suffit peut-être à expliquer l'épilogue, mais, sans doute, Meyer lui-même avait-il conscience de l'impasse dans laquelle il s'était mis, poussé par son adjoint Paschka. Quelle issue lui restait-il ? Fusiller le comte de Mun, son adjoint Leroux, le maire et le curé du Clion, tous ceux qui suivaient sur la liste, puis le père, la femme et les frères de Maurice Pollono, la cinquantaine de jeunes Pornicais arrêtés le matin ?... Il faudrait ensuite mettre le feu aux bottes de paille et ordonner les tirs croisés des mitrailleuses sur cette foule rassemblée ! On n'avait pas affaire ici à une unité à moitié ivre de la Waffen-SS harcelée par la résistance locale et tentant de remonter vers la Normandie pour rejeter les alliés à la mer. Contrairement au massacre du 10 juin 1944 à Oradour, l'affaire de Pornic s'inscrit dans un cadre de repli et d'encerclement progressif d'une garnison de faible valeur militaire, démotivée et devinant sans doute que le vent avait définitivement tourné. Le colonel Kaessberg lui-même, à Saint-Brévin, opta pour la modération et la négociation, désireux sans doute de ne pas se mettre à dos la population civile de ce réduit où il se voyait peu à peu enfermé. Mais ce sont là autant de considérations a posteriori qui n'enlèvent rien aux mérites et au courage des deux protagonistes immédiats : Loukianoff et Potiereyka.
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" Je les quittai, mais je ne roulai même pas quarante mètres. Quelque chose me fit poser pied à terre. Dans le silence de cette époque sans carburant, un bruit naissait. Un bruit sourd, régulier, martelé : on aurait dit une galopade ; comme si plusieurs chevaux venaient par le chemin de Sainte-Geneviève. Tous trois, nous regardions à travers les branches de la haie, un peu anxieux. L'un derrière l'autre, trois chevaux apparurent, montés par des soldats. Ils prirent le tournant en direction du Port-Saint-Père, donc vers nous. Le premier glissa des quatre fers en abordant le goudron et tous ralentirent leur allure. Sans plus réfléchir, je donnai un bon coup de pédale pour rejoindre rapidement la route. Quand j'y débouchai, ils étaient peut-être à quinze mètres de moi. Bien au milieu de la chaussée, je levai le bras en souriant. Ils s'arrêtèrent aussitôt. Je ne sais plus ce que je leur dis. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance. Engager la conversation, les retenir, gagner du temps, voilà ce qui comptait. C'étaient trois Russes de l'armée Vlassov. L'un d'eux portait les épaulettes de caporal. Ils savaient un peu d'allemand, moi pas. Notre conversation fut brève... Un nouveau bruit montait du chemin de Sainte-Geneviève, criard, éraillé, saccadé, un bruit de casseroles qu'on traîne. De vieux vélos apparurent, montés par les surveillants et instituteurs du Pré Nouveau. On leur avait signalé les cavaliers et, depuis le matin, ils cherchaient à les coincer. Tout époumonés, ils s'adressèrent aux Russes et leur demandèrent de se rendre. J'en profitai pour aller poser ma bicyclette dans le fossé ainsi que, bien calé, mon précieux bidon. La discussion n'avançait pas. Le vocabulaire manquait, certes, mais là n'était pas la principale difficulté, car les Russes avaient très bien compris ce qu'on attendait d'eux. Le plus proche de moi - j'avais saisi son cheval par la bride - semblait d'accord pour se rendre. Le deuxième homme paraissait neutre. Quant au caporal, il n'était visiblement pas disposé à capituler et commençait à parler fort. Arriva un nouveau cycliste, un syndicaliste nantais poursuivi par la Gestapo, qui avait trouvé refuge à la colonie de vacances du Pré Nouveau avec ses deux filles. Le père Bertron, la cinquantaine, dormait sous une tente derrière le château dans ce qui avait été le jardin potager.
L'arrivée du père Bertron modifiait la situation car il était armé. Sans plus de diplomatie, il se précipita sur le caporal et lui mit sous le nez son vieux revolver : " Rendez-vous " ! Craignant que l'affaire ne se gâte, j'avais lâché la bride, étais passé derrière le cheval du Russe qui semblait le plus compréhensif, et j'avais débouclé les fontes de sa selle, pensant y trouver une arme. J'en sortis des grenades que je mis dans mes poches de soutane. Malheureusement, c'étaient des grenades à fusil. Elles ne m'auraient sans doute servi à rien, sauf une, en forme de petit obus, qui se dévissait et dont les deux parties tenaient ensemble par une courte ficelle. J'en déduisis qu'elle pouvait aussi s'utiliser à la main. Si la discussion avait tourné à l'aigre, j'aurais tiré sur la partie inférieure et lancé l'autre. Je n'ai jamais su si le raisonnement était juste, car, à l'ordre deux fois répété d'une voix menaçante par le père Bertron : " Rendez-vous ! " le caporal fit un geste qui pouvait signifier : " Puisque vous le prenez sur ce ton-là... ! " Il déboutonna ses pattes d'épaulettes et les laissa tomber. Les deux autres l'imitèrent. Alors, les gars du Pré Nouveau se saisirent des fusils, trois Mauser dont l'un muni d'un tromblon pour tirer les fameuses grenades. Je remis les dites grenades à celui qui avait hérité du fusil à tromblon. La répartition des armes faite, le père Bertron donna le signal du départ d'un ton sans réplique : " Direction le Pré Nouveau ! accueil site
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C'est seulement à cette halte du Pré Mériet que je prêtai attention à l'étonnante diversité des uniformes qui nous entouraient : il y avait le manteau de cuir et la toque de fourrure du colonel. Je ne parle pas des bottes, tous en avaient, mais les siennes étaient fines et à revers. Plusieurs têtes étaient aussi coiffées de toques, mais les autres portaient le calot allemand. Les vestes étaient allemandes, mais pas toutes : certaines me parurent plus amples, un peu comme des blouses. Je n'ai pas détaillé les culottes de cheval. L'une d'elles tranchait pourtant par sa couleur : elle était rouge vif et celui qui la portait - je l'appelai aussitôt le cosaque - avait une veste à brandebourgs et, au côté, un grand sabre courbe ; aucun autre n'en possédait.
Quant aux armes à feu, elles étaient impressionnantes comparées aux nôtres. Ce que j'ai nommé " mitrailleuses légères " étaient plutôt des fusils mitrailleurs typiquement russes avec un chargeur en forme de disque plat. Leurs deux servants, le lieutenant et les deux ou trois sous-officiers portaient au ceinturon un pistolet automatique allemand. Tous les autres étaient munis de Mauser à répétition qui me parurent neufs. Plusieurs disposaient de tromblons lance-grenades fixés au canon. Voyant que je m'intéressais aux armes, le colonel déboucla le rabat de son étui, sortit son revolver et me le tendit. Je crois qu'il était prêt à me le donner. C'était un revolver d'allure classique, de calibre 9 mm. Je l'avais bien en main. Quelle tentation que de posséder un pareil souvenir. II portait gravé sur la platine une étoile à cinq branches : il était donc de fabrication soviétique. Mais il était à barillet et je préférais un pistolet automatique. Je le rendis au colonel et lui désignai alors le porteur de fusil mitrailleur le plus proche, qui avait à la ceinture un pistolet automatique. Sans hésiter, le colonel déboucla le ceinturon de l'homme, fit glisser l'étui du pistolet et me le tendit. Le soldat dépouillé n'avait pas l'air content, mais ne protesta pas. J'admirai l'objet quelques instants, puis le fis disparaître dans ma poche de soutane. Ah ! L'ampleur des poches de soutane !
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... Pas une silhouette devant le grand portail du château. Mais, à l'intérieur des murs, c'était tout autre chose. Le noyau des volontaires du Port-Saint-Père, encore renforcé de quelques nouveaux venus, était rassemblé, partie dans l'entrée, partie dans l'avenue, fusil à la bretelle, par groupes de trois ou quatre. Sur la pelouse de droite se tenaient les Russes, derrière les barrières à moutons de l'ancien propriétaire, M. Pélouas. Ils avaient mis leurs deux fusils mitrailleurs en batterie, l'un pointé vers le grand portail, à moins de dix mètres des premiers volontaires. L'atmosphère semblait moins bonne qu'au moment où j'avais quitté Chipeaux et Morilleau. J'appris que les Russes avaient refusé de se laisser désarmer, que le colonel était au château, en palabre avec M. Guillet, le directeur de colonie de vacances et que les soldats devenaient nerveux, inquiets de ne pas voir revenir leur colonel. La situation pouvait mal tourner. Par chance, une des femmes de service était polonaise et servait d'interprète. Elle vint dire aux Russes qu'un repas leur avait été préparé. Heureuse diversion. Durant toute la journée, le personnel du Pré Nouveau, du directeur aux cuisinières, sut faire preuve d'initiative autant que de discrétion, mais qui eut cette idée magnifique de servir un bon repas aux Russes ?
Toute la troupe, avec son armement, se mit en route vers le réfectoire aménagé dans l'ancienne bergerie, à l'aile droite du château ; une grange vaste et élevée qui avait servi de remise pour le matériel agricole après la disparition des moutons. L'espace avait été dégagé, nettoyé, balayé ; des tables dressées sur tréteaux ; des bassines fumaient et les bouteilles luisaient dans cette grande pièce sombre. Je crois bien qu'il y avait même des assiettes et des couverts. Les bancs étaient prêts à recevoir les Russes, mais les Russes ne s'y asseyaient pas. Ils s'étaient placés autour des tables et restaient obstinément debout, malgré les exhortations des serveuses. Ils attendaient leur colonel. Ils l'attendaient si bien qu'il fallut aller le chercher. Il arriva avec M. Guillet et gagna d'un pas calme sa place au centre de la table. Là, après un rapide coup d'oeil sur son monde, d'un geste amical, il donna le signal de s'asseoir. Après lui, tous s'installèrent et commencèrent à se servir les uns les autres en devisant gaiement. J'appréciai ce comportement patriarcal, à la fois respectueux et familier. Le repas fini - il fut bref - le colonel se leva ; tous ses hommes l'imitèrent. Et la troupe mêlée des Français et des Russes se mit en route vers La Montagne.
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